Si vous vous intéressez à la politique
canadienne, vous aurez observé, cette semaine, un phénomène rarissime. Je vous
parle ici de l’intervention publique, mardi dernier, du ministre John Baird,
qui s’est dressé en détracteur du financement par son gouvernement de
l’organisme Christian Crossroads Communications, plus communément appelé
Crossroads.
Le gouvernement de Stephen Harper, passé
maître du contrôle de l’information (si bien que son manque de transparence a
maintes fois été critiqué par divers corps médiatiques et associations de
journalistes), n’est pas du genre à laisser ses ministres s’adonner à de
pareilles sorties. Les politologues vous le diront ; au parti
conservateur, la ligne de parti possède un caractère sacré digne des dix
commandements. C’est donc un
sacrilège qu’a commis le ministre Baird, bafouant l’une des règles d’or d’un
parti dont il est l’un des plus hauts officiers, crachant sur son code de
conduite et sur l’autorité de son chef.
Qu’avait donc fait Crossroads, pour que John
Baird, qui, rappelons-le, est ministre des Affaires étrangères, fasse fi de sa
loyauté, une valeur pourtant jugée cruciale par ses pairs ? C’est simple,
l’organisme avait affiché sur son site web son adoption de certaines valeurs
chrétiennes particulièrement controversées, qualifiant l’homosexualité de
« péché » et de « perversion » dont il faut se repentir.
Difficilement tolérable, pour M. Baird, lui-même ouvertement homosexuel.
Mais Crossroads n’est pas qu’un groupe homophobe,
et le ministre responsable de l'Agence canadienne de
développement international (ACDI), Julian Fantino, défend la pertinence du
financement qu’il accorde à cet organisme, qui assure des missions humanitaires
en Afrique, notamment en terme d’établissement d’installations sanitaires.
Nous ne faisons donc pas face à un seul dilemme moral, mais à deux
questions épineuses non sans lien l’une avec l’autre.
John Baird a-t-il raison de demander l’abandon du financement de
Crossroads ? Les valeurs morales des membres l’organisme, dont il
n’est pas clair si elles affectent le travail sur le terrain, sont-elles une
raison suffisante pour tourner le dos aux bienfaits apportés ? Sans
preuves d’actions homophobes tangibles, il peut paraître excessif et injuste
d’imposer des sanctions à un groupe pour ses opinions, qu’elles soient
politiques, religieuses ou philosophiques. D’un autre côté, il est impossible
de s’assurer que Crossroads ne commette aucun acte de discrimination envers les
homosexuels, et le risque est sérieux. Il est difficile, voire impossible de
trancher la question sans l’ombre d’une incertitude. À première vue, toutefois,
d’autres groupes sont aptes à installer des toilettes et à aider au
développement de communautés pauvres. L’ACDI pourrait facilement déplacer le
financement vers un autre organisme, le Canada, de toute façon, s’opposant
officiellement à l’homophobie et à la discrimination selon l’orientation
sexuelle.
Mais même si on lui donne raison sur le fond, qu’en est-il, sur la
forme, de l’intervention de du ministre Baird ? Si normalement, au parti
Conservateur, on règle les conflits à l’interne, c’est certes pour préserver
les apparences de bonne entente, mais aussi pour permettre des débats plus
sains, des résolutions de conflit efficace sans que personne n’ait lavé son linge
sale en public, sans que des acteurs divers soient venus encombrer le débat. Et
puis, un débat qui fait des vagues sacrifie la possibilité d’une résolution
subtile, à un compromis ou un recul plus facile à accepter loin du regard du
public.
John Baird sait déjà tout cela. C’est un politicien chevronné,
responsable d’un ministère prestigieux et très près des plus hautes sphères du
pouvoir, second à celui du premier ministre, comparablement à celui des
finances. S’il avait pris à part son collègue de l’ACDI, M. Fantino aurait eu
du mal à lui refuser quoi que ce soit, rapports de pouvoir obligeant.
Et pourtant le ministre des Affaires étrangères a sacrifié son avenue
la plus facile, en même temps que sa ligne de parti dont l’importance chez les
conservateurs a déjà été abordée. Il n’a su endurer que son gouvernement
s’associe à des valeurs aussi contradictoires par rapport à celles qu’il
endosse personnellement, au point de jeter par la fenêtre toutes ces
considérations politiques.
Étais-ce nécessaire ? Se devait-il réellement de dénoncer
ouvertement un organisme dont il avait déjà les moyens de se débarrasser plus
discrètement, sachant qu’il nuirait à la fois à son parti et sa cote de respect
au sein de celui-ci ? Personne ne doutait des positions du ministre Baird
sur les sujets reliés aux homosexuels, et sa réputation n’était pas en jeu.
S’il est difficile de le blâmer pour sa réaction moralement justifiée,
l’homophobie n’ayant en effet pas à être financée par les deniers canadiens, il
l’est tout autant de reconnaître la pertinence, dans les faits, de son
intervention publique. Outre les considérations le poussant à respecter les
règles de la partisannerie, M. Baird perd de sa capacité future à influencer de
pareilles décisions.
Lorsque l’on s’attarde à la vue d’ensemble, en effet, on constate que
les pertes d’influence et en capital de respect du ministre au sein de son
caucus pourraient bien lui être nuisibles lorsqu’il aura réellement besoin de
se faire entendre. Je parle ici de la succession à Stephen Harper, qui n’est
pas pour tout de suite, mais pour laquelle il est déjà un candidat des plus
sérieux. Nul doute qu'en tant que chef il pourrait faire respecter les valeurs qui lui sont chères.
Les Conservateurs ont la mémoire longue, néanmoins, et ce manque de
loyauté aujourd’hui pourrait avoir des conséquences décisives demain. Malgré
ses bonnes intentions, le ministre a peut-être, cette semaine, affaibli sa
capacité à faire le bien en favorisant la parole plutôt que les actes. Dur de
croire que ça en vaille la chandelle.
Cette semaine, toutefois, il aurait gagné à la tourner 7 fois dans sa bouche.
1 commentaire:
Non, il a bien fait. Rarement a-t-on vu quelqu'un (surtout un politicien) sortir dans les médias pour décrier un comportement qui va à l'encontre de ses valeurs.
Aussi stupide son geste peut apparaître stratégiquement, je ne peux que féliciter une personne qui se lève pour donner son opinion, et surtout, quand il y a un bon nombre de gens qui veulent vous rasseoir.
Peu de politicien peuvent affirmer avoir effectué un geste aussi noble. Autant pour eux-mêmes que pour une bonne cause!
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